Intervention de Pierre Pagesse, Président du groupe coopératif Limagrain, à la table ronde sur la coexistence des filières de production agricole

Bruxelles, Belgium
April 24, 2003

Texte intégral 18/04/03

Les options proposées par le Commissaire Fischler ont relancé le débat sur la coexistence, avec de nombreuses prises de position, souvent antagonistes, en apparence inconciliables. Je suis convaincu que la coexistence de toutes les filières est possible. C’est d’abord une question de volonté politique et c’est ensuite, et ensuite seulement, une question d’organisation pratique.

Il m’a été demandé de centrer mon intervention sur ces questions pratiques en tant que professionnel agricole confronté à différentes contraintes techniques, économiques et territoriales : c’est donc mon expérience d’agriculteur et de président de Limagrain, coopérative engagée dans la production en filières, que ce soit pour produire des semences ou des ingrédients céréaliers que je vais exposer devant vous. J’indiquerai trois enseignements pratiques et je formulerai trois recommandations, qui résultent aussi des travaux de préparation de cette table ronde par la commission biotechnologies de la CFCA, commission où les filières végétales et animales sont représentées.

La coexistence des filières agricoles et alimentaires n’est pas une problématique nouvelle. Ainsi, l’agriculture biologique coexiste depuis de nombreuses années avec l’agriculture conventionnelle. De même, au sein de l’agriculture conventionnelle, coexistent des productions spécialisées comme par exemple les filières « maïs waxy », des filières liées à des labels particuliers, ou encore des filières à vocation « non alimentaire ». Toutes ces filières ont un point commun : elles répondent à des cahiers des charges qui leur sont spécifiques.

Premier enseignement pratique : cette coexistence a été rendue possible grâce à la définition de normes de pureté avec, par voie de conséquence, des seuils de tolérance d’impuretés, adaptés à chaque type de production.

J’observe que le « bon voisinage », repose sur deux principes :

- Principe de diversité : il est logique que chacune des filières cherche à préserver son identité, condition de son existence et de sa pérennité. En revanche, tout cahier des charges conduisant à l’exclusion d’une autre filière est inacceptable.

- Principe de tolérance : il est nécessaire de fixer des seuils réalistes de présence fortuite d’impuretés, afin de limiter les surcoûts .

Concrètement, assurer la coexistence de toutes les filières, c’est rechercher un équilibre entre un seuil de présence fortuite d’impuretés aussi bas que possible et un surcoût aussi réduit que possible.

La pureté absolue ne faisant pas partie de l’ordre naturel des choses, chaque filière a donc défini des seuils de présence fortuite réalistes. Ainsi, dans les cahiers des charges des productions en filières tracées de « maïs waxy », un seuil de 3 % de maïs « non waxy » est appliqué. De même, l’agriculture biologique tolère jusqu’à 5 % de produits non biologiques. Il en est de même avec les normes de pureté définies dans le codex alimentarius pour les échanges commerciaux des différentes matières premières agricoles et alimentaires. C’est aussi le cas pour toutes les impuretés techniquement inévitables. Chaque niveau de seuil de présence d’impureté n’a pas été fixé par hasard. Il résulte de l’expérience des professionnels, soucieux d’assurer la viabilité des productions.

Deuxième enseignement pratique : le niveau du seuil de présence fortuite détermine la viabilité des filières ; fixer un seuil trop bas conduirait à la disparition de la filière concernée.

Demain, de nouvelles filières utilisant des plantes génétiquement modifiées (PGM) verront le jour avec également, au cas par cas, des exigences d’identité préservée, comportant des critères de pureté et de qualité. Assurer la diversité ET la viabilité des modes de culture, qu’elles utilisent ou non les PGM, est une condition sine qua non à remplir pour offrir le choix aux agriculteurs et aux consommateurs.

Nous ne manquons pas de références techniques : des études réalisées en France ont montré que le facteur clef de la coexistence des filières, qu’elles utilisent ou non des PGM, réside dans le niveau du seuil de présence fortuite de PGM dans les productions issues de l’agriculture conventionnelle ou de l’agriculture biologique :

- une étude conduite par le Bureau de la Réglementation du Ministère français de l’agriculture (DGAl), réalisée en 1998, a montré que le seuil de « neutralité économique » se situe à 3.5%. Concrètement, des surcoûts croissants apparaissent et ceci d’autant plus rapidement que les cultures PGM se développent.

- une étude INRA publiée en novembre 2000 l’a bien confirmé : elle a montré que le seuil de 1% constitue un « niveau critique » en deçà duquel l’économie, donc la coexistence des filières « non OGM » et « OGM » est gravement menacée. L’application de ce seuil n’est pas tenable dès que les cultures utilisant des PGM cessent d’être confidentielles….

Nous ne manquons pas davantage de références internationales : plusieurs pays ont adopté des seuils de présence fortuite. Le Japon a retenu le seuil de 5 % ; la Suisse un seuil de 3 % pour les produits conventionnels et un seuil de 1% pour les produits de l’agriculture biologique, pour ne citer que deux pays développés qui importent une part importante de leur alimentation.

Troisième enseignement pratique : des références existent, qui conduisent à penser que le niveau seuil réaliste qui devrait s’appliquer aux PGM homologuées se situe dans une fourchette 3 à 5%.

Et pourtant, en Europe, certains voudraient un seuil de présence fortuite inférieur au seuil critique de 1 %. Or, nous avons vu qu’adopter un seuil trop bas serait adopter un seuil d’exclusion ayant deux conséquences possibles :

  • soit d’étiqueter la quasi-totalité des produits avec une mention « issus de PGM », donc de n’offrir aucune possibilité de choix au consommateur

  • soit d’exclure les PGM de l’Union Européenne, ce qui, là encore, ne laisserait aucun choix et diminuerait dans le contexte mondial la compétitivité de l’agriculture européenne.

Je n’imagine pas que le Parlement européen ait souhaité s’engager dans une démarche d’exclusion. Sans doute n’a-t-il pas mesuré les conséquences pratiques de sa proposition de seuil à 0,5% pour les produits conventionnels… J’imagine aussi que le seuil de 0 ,9% désormais proposé en seconde lecture au Parlement résulte de la volonté de rester proche du seuil de 1% proposé par la Commission. Permettez moi de souligner que des produits issus de PGM sont déjà largement utilisés en Europe ( 80% des protéines consommées sont importées de pays utilisant des PGM ) : imposer des conditions différentes aux seuls producteurs européens constituerait une discrimination injuste et tromperait lourdement le consommateur. Ce compromis à 0,9% n’est donc pas satisfaisant, car il ne permettra pas d’assurer une coexistence durable. Au contraire, il pénalisera les producteurs européens sans apporter un quelconque bénéfice aux consommateurs .

Tout cela me conduit à formuler trois recommandations :

Première recommandation : le seuil de 0.9% proposé n’est envisageable qu’à titre transitoire, afin de débloquer la situation, à la condition expresse d’inscrire dans les règlements européens concernés une clause de révision de ce seuil pour le porter à un niveau réaliste dans un délai maximum de trois ans. Le niveau final devra s’appuyer sur des études techniques et tenir compte du développement futur des cultures utilisant des PGM en Europe. En l’état actuel des connaissances et s’appuyant sur les travaux disponibles, la CFCA considère que ce seuil devrait se situer entre 3 et 5%.

Les études techniques existantes pourront être confortées par d’autres travaux réalisés par les Etats Membres. La coordination des conclusions pourrait être assurée par l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (AESA) mise en place par le Règlement Européen RE 178/2002.

La question de prendre ou non des mesures réglementaires pour assurer la gestion des filières a été posée.

Ces engagements de moyens font partie des savoir-faire spécifiques des acteurs concernés, à un niveau collectif ou individuel : ils doivent être le résultat d’une contractualisation.

Parmi les moyens destinés à préserver l’identité d’une filière, on pourra trouver, au cas par cas, en fonction de la valeur ajoutée :

  • l’isolement physique vis-à-vis d’autres cultures de la même espèce,

  • l’utilisation de rangées de bordures afin d’exercer un écran vis-à-vis des flux de pollen,

  • la rotation des cultures,

  • le contrôle des repousses,

  • etc…

Mais n’oublions pas qu’en Europe la petite taille des exploitations se prête difficilement à l’isolement des parcelles et à la coordination des assolements. Nous ne gérons pas des parcelles de 50 hectares!

Deuxième recommandation : nous pensons qu’il faut laisser aux opérateurs la responsabilité d’organiser les filières et de mettre en place les mesures nécessaires, pour satisfaire aux seuils de présence fortuite fixés par la réglementation. Ces moyens sont à adapter au cas par cas, car ils dépendent fortement des conditions locales de cultures, du terroir, du savoir-faire des acteurs des filières et de leur capacité à valoriser spécifiquement le cahier des charges correspondant.

Enfin, il est un autre point sur lequel je souhaite attirer votre attention : celui de la recherche.

En effet, la recherche et le développement au champ s’effectuent en 3 phases, sous contrôle des autorités compétentes. Les deux premières sont réalisées sur des micro parcelles en conditions d’isolement renforcées. La phase trois comporte des expérimentations en grandes parcelles, dans les zones de cultures. C’est la phase ultime qui précède l’homologation. Son objectif ne vise pas à évaluer les risques – ils l’ont été dans les phases précédentes – mais à évaluer le comportement agronomique en conditions réelles de culture.

Le Comité Scientifique des Plantes de l’Union européenne, dans son avis du 13 mars 2001, a clairement souligné les conséquences de l’absence de seuil sur la recherche et le développement en biotechnologie : la recherche se ferait à l’étranger. L’Europe serait alors conduite à post homologuer des plantes génétiquement modifiées créées et homologuées ailleurs dans le monde. Un constat le prouve : le nombre d’essais réalisés en Europe s’est réduit de manière dramatique depuis trois ans.

Troisième recommandation : il est également indispensable de définir des seuils de présence fortuite réalistes pour les PGM arrivées en phase finale de la procédure d’homologation (phase dite 3). Aucune recherche ne pourrait déboucher sur le marché s’il n’est pas possible de réaliser des expérimentations en conditions réelles de culture.

En conclusion

La coexistence de tous les modes de production, agriculture conventionnelle, biologique, ou agriculture utilisant les PGM est possible et il faut s’organiser pour que les producteurs et les opérateurs puisse travailler dans un souci de respect mutuel. L’enjeu à moyen terme est le maintien d’une agriculture diversifiée, offrant un véritable choix aux consommateurs et aux agriculteurs. Cette coexistence repose donc sur :

  • la reconnaissance que les différentes filières ont le droit d’exister et ne peuvent pas être exclues l’une par l’autre : ceci passe par la reconnaissance d’un seuil de présence fortuite réaliste.

  • L’adoption d’un seuil de présence fortuite PGM réaliste dans un délai maximum de trois ans. Ce seuil, applicable à tous les produits « non OGM », devrait aussi s’appliquer aux PGM en phase finale de la procédure d’homologation .Le seuil de 0.9% proposé n’est envisageable qu’ à titre transitoire.

  • le savoir faire des opérateurs pour choisir les moyens les mieux adaptés en fonction des conditions locales de production, du terroir et des capacités de valorisation.

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